Le délitement de la fonction présidentielle : une crise insoluble ?

Qui imagine le général de Gaulle affalé sur un canapé avec une présentatrice d’un jeu de télé-réalité ? Qui imagine le général de Gaulle faire un ‘dab’ ?

C’est pourtant bien ce que les principaux prétendants à son héritage présidentiel ont fait. ‘Une ambition intime’ est une émission dans laquelle une dizaine de femmes et d’hommes politiques candidats à l’élection présidentielle 2017 ont accepté de se prêter au jeu des questions-réponses souvent intimes. L’animatrice est notamment connue pour la présentation de ‘l’Amour est dans le Pré’, une émission dans laquelle des agriculteurs cherchent le grand amour.

On n’est pas couché, Le Grand Journal, Quotidien, Une ambition intime, Candidats au tableau : les politiques s’invitent aux émissions de divertissement pour à la fois parler mais aussi tenter de séduire les Français. On s’aperçoit en effet que chacune et chacun acceptent de jouer le jeu du thème imposé par les émissions, loin du sérieux et des ors de la république.

Mais où le bât blesse-t-il ? Pour le savoir, il faut revenir à l’essence-même du statut de Président de la Vème République tel que le concevait le général De Gaulle.

Le discours de Bayeux de 1946 est connu comme l’origine des velléités institutionnelles de Charles de Gaulle pour la France. Il y clamait un Président au pouvoir souverain bien que démocratique, seule manière pour « qu’au-dessus des contingences politiques soit établi un arbitrage national qui fasse valoir la continuité au milieu des combinaisons ». Il s’inscrit ainsi dans la lignée des directives de Benjamin Constant, qui en 1815 estimait que « ce surveillant général de l’Etat doit rester l’arbitre des partis et n’appartenir à aucun. ». Si le politologue Georges Burdeau estimera en 1959 que cette personnalité est en quelque sorte « apolitique », gageons d’identifier ce caractère hors-champ comme un arbitrage souverain plutôt que comme une posture symbolique comme le concevait la Constitution de la IVème République.

Or cette position hautement caractéristique d’une personnalité providentielle au pouvoir suprême va de pair avec un retrait bienveillant de la vie mondaine.

Ainsi, De Gaulle figurait très peu dans les médias et n’exposait jamais sa vie privée.

Bien aidés par un contrôle monopolisé de l’audiovisuel Français jusque dans les années 1980, les successeurs du Général ont relativement respecté l’héritage de la figure présidentielle distante des petits aléas sociaux et autres actualités médiatiques, bienveillante à l’égard de la fonction représentative du Président, gardant une certaine hauteur de vue des conflits partisans.

C’était en tout cas la position nette de Pompidou. Giscard a ouvert une première brèche de lui-même mais a posteriori, en évoquant dans ses livres de nombreuses tentations féminines, parmi elle Lady Diana. Il a également cherché à s’inspirer de Kennedy, dont la popularité outre-Atlantique était incontestable, en désacralisant la fonction présidentielle. C’est le sens de son invitation à déjeuner à l’Elysée à des éboueurs, de son dîner chez une famille issue de la classe populaire, ou de la diffusion de certaines de ses photos de famille.

La première immersion non poursuivie en justice d’un journal dans la vie privée d’un Président revient à Paris-Match, qui en novembre 1994 avait révélé la possibilité d’un lien familial entre une fille de la famille Pingeot et François Mitterrand.

Concernant Jacques Chirac, ce dernier jouissait d’une réputation d’accointances certaines avec la gente féminine avant même sa prise de pouvoir. La présidence de Chirac est marquée par un fort aspect humain, dans ce qu’il a de positif comme de négatif. Les Français sont conscients de son aspect tant décontracté et franc que contestataire, parfois grivois : ce qui est à vrai dire assez caractéristique du stéréotype du Français moyen.

Après la phase d’humanisation de la figure présidentielle sous Chirac est venue celle de l’hyperprésidentialisation sarkozyste : il s’agit notamment d’une présence quasi continuelle du Président dans les médias ainsi que d’une adaptation communicationnelle à l’endroit des nouveaux canaux médiatiques, ce qui est analysé dans « Le Téléprésident » de François Jost en 2008. Son co-auteur Denis Muzet ira même jusqu’à le qualifier avec l’aval du publicitaire Jacques Séguéla de « fils de la télé-réalité ».

La phase de normalisation sous Hollande vient ternir un peu plus l’image du Président imaginé par De Gaulle. En effet, celui qui prônait l’émergence d’un « Président normal » a concrétisé (malgré lui) cette image notamment à travers cette célèbre escapade en scooter pour rejoindre sa maîtresse. Dès lors ce n’est pas l’homme que l’on voit sur un deux-roues, mais le Président de la République. Quoi de plus représentatif d’un « monsieur tout le monde » ?

La prochaine phase, qui a déjà bien été entamée (mais pas officiellement assumée), est celle de sa peopolisation. Il se trouve ainsi que l’un des favoris à la succession de François Hollande, Emmanuel Macron, est aussi le candidat qui est le plus présent dans les tabloïds français, comme l’hebdomadaire Paris-Match où il a fait la Une trois fois en sept mois. L’entourage de Macron a récemment confié dans les colonnes du Monde que « le people, c’est fini ». Mais rappelons que le candidat d’En Marche ! avait estimé en mars 2016 qu’« exposer [son] couple, c’est sans doute une maladresse… Une bêtise… Ce n’est pas une stratégie qu’ [ils reproduiront] » avant de poser tout sourire avec sa femme en Une de Paris Match sept mois plus tard.

Si l’ancien pensionnaire de Bercy est pour certains considéré comme le symbole du renouvellement générationnel de la classe politique, il peut parallèlement représenter l’étape ultime de cet abaissement de la fonction présidentielle des plus éminents représentants politiques, par une peopolisation qui se trouve être le parfait esprit inverse de celui du Général de Gaulle.

Revenons maintenant à notre contexte actuel et aux émissions que sont « Une ambition intime » et « Candidats au tableau », commençant par celle de Karine Le Marchand.

Les principaux codes du storytelling à la mode télévisuelle, de l’émission de télé-réalité sont représentés dans cette émission. On y retrouve une musique de pop douce en background, un langage familier (« on se tape la bise », « c’est pas moi qui sent des pieds », « vous avez fait une boulette Jean-Luc », « vous avez toujours eu de beaux yeux », « vous voulez tout faire péter ? », « vous pourriez avoir une amoureuse de droite ? », « les filles entre elles qui peuvent dire ‘bite’, ‘couilles’, ‘poil’ », etc.), des flashbacks récurrents avec musique mélancolique pour illustrer un portrait romancé, des images de rires. L’animatrice, qui a priori rencontre les personnages pour la première fois, appelle les candidats par leur prénom, là où il est d’usage que des journalistes vouvoient les politiques qu’ils nomment « Madame », « Monsieur », malgré parfois une longue relation professionnelle.

Les politiques déballent volontiers et de bon cœur les aspects les plus intimes de leur vie : les relations avec leur famille, leur histoire personnelle, leur physique, leur goût…

Cette émission constitue un tournant majeur dans le délitement symbolique de la représentation présidentielle. Ce délitement, fait de manière épisodique, a ainsi été initié par l’image d’un Président « cool » que renvoyaient des clichés de Jacques Chirac. Par la suite, le phénomène de peopolisation des politiques à travers les tabloïds a envahi la sphère publique de manière fulgurante. Sarkozy en fut un grand amateur, lui qui adhérait volontiers à l’idée qu’on le photographie avec sa femme Carla pour faire la Une des magazines. Moins adepte de telles pratiques, François Hollande n’est pas moins responsable d’avoir démocratisé l’idée de la banalisation de la fonction présidentielle, en parlant d’un Président normal.

L’émission « Candidat au tableau » s’inscrit dans un registre différent : il s’agit certes de parler politique, mais de façon totalement décalée, ludique dans des propos immatures.

Or ne s’agit-il pas là d’un dévoiement quasi idéologique de la parole politique ? Certes, ce n’est qu’une émission. Mais l’acception d’un tel contexte, qui rappelle sans mal certains jeux de téléréalité, en dit long sur l’évolution de l’idée de la communication politique par les politiques eux-mêmes.

L’enjeu communicationnel était ainsi, comme pour l’émission de Karine Le Marchand, le moyen de montrer un autre aspect du candidat inscrit dans un contexte différent. C’est ce qui explique le consentement des principaux candidats à réaliser un geste en vogue alors, popularisé par les jeunes des banlieues : le ‘dab’. Symboliquement, que représente le fait de produire ce simple geste ? un sociologue répondrait qu’il s’agit d’un mimétisme comportemental descendant dans une société multiculturel, qui est le contre-courant traditionnel du mimétisme comportemental ascendant dans l’optique de faire fonctionner l’ascenseur social. Ce processus mimétique d’identification est ainsi étudié dans l’œuvre de Bernard Lamizet « Y a-t-il un « parler jeune » ? ».

C’est ainsi que l’image de personnalité supérieure est largement écornée par cette humanisation du Président que constitue le fait d’aborder une campagne présidentielle sous un angle communicationnel non politique.

Ce changement de contexte communicationnel s’est fait par étape. D’abord des émissions de divertissement ont traité la politique et ses représentants de façon décalée dans les années 2000. Ensuite, depuis la fin des années 2000, les politiques ont participé à ses émissions de divertissement toujours plus axées sur un aspect de détente : « On n’est pas couché » de France 2, ou « Le Grand Journal » sur Canal, et tout récemment « Quotidien » sur TMC. La dernière étape en date est ainsi de participer à des émissions de divertissement a priori vidées d’esprit politique : c’est le cas des émissions de M6 et de C8.

Il ne faut cependant pas omettre d’identifier les raisons d’un tel changement d’axe de communication. Les émissions dites de divertissement représentent une part de marché de plus en plus importante en termes d’audimat : il s’agit d’une valeur sûre d’une grande partie des chaînes nationales. Si parallèlement on peut noter que l’information a perdu du terrain de façon croissante depuis le début des années 2000, elle semble faire un retour pérenne depuis 2015 et la démocratisation des chaînes d’information en continu.

De plus, cela permet de réintéresser les Français aux personnalités politiques d’abord en les conjuguant avec des artistes, puis en abordant des aspects extrapolitiques de leur vie personnelle. Le but est ainsi de (re)trouver un électorat indifférent ou déçu par le traitement traditionnel des politiques, qui constitue une masse grandissante de la population d’après une multitude d’enquêtes sociologiques (à peu près tous les instituts de sondage) et d’études sociopolitiques qui ont été menées sur ce sujet (Braconnier 2014, Streiff 2016).

Il s’agit dès lors d’un investissement pour les candidats : céder du terrain sur le plan de la crédibilité au respect qu’aspire la fonction originelle du Président de la Vème République, mais séduire une partie de l’électorat. Ce pari a été réalisé par les principaux candidats à la Primaire de la droite et du centre quelques semaines avant le scrutin. D’après François Fillon, cela lui a permis de décloisonner son image en renvoyer celle d’un homme proche de sa famille et non obnubilé par la politique. Quelques jours plus tard, on constatait une croissance fulgurante des intentions de vote pour l’ancien Premier Ministre, qui finira par remporter la Primaire de droite.

Aussi, cette stratégie a été adoptée par tous les principaux prétendants à l’élection présidentielle : Benoît Hamon (Au tableau), Jean-Luc Mélenchon (Une ambition intime, Au tableau), Emmanuel Macron (Au tableau), François Fillon (Une ambition intime, Au tableau) et Marine Le Pen (Une ambition intime). Ajouté à cela la propension de tous (si l’on excepte Mélenchon) à tolérer voire souhaiter le fait que l’on parle d’eux dans la presse people, il convient dès lors de constater le consentement général de l’abaissement de la fonction présidentielle à un niveau de plus en plus proche à celui d’une star de la télé-réalité, ou d’un candidat anonyme d’un jeu télévisé. Il s’agit d’un abaissement symbolique de le représentativité présidentielle, symptomatique d’un contexte social dont les enjeux ont évolués : la population se désintéresse progressivement de la matière politique et publique pour privilégier le divertissement personnel, la sphère privée.

Alexis de Tocqueville nous mettait déjà en garde dans ‘‘De la démocratie en Amérique’’ : il avait identifié dès 1835 cette dérive possible de la société démocratique et de son extension qu’est l’individualisme. En outre, de par son pouvoir, les citoyens en oublient progressivement l’impératif de hiérarchisation de l’Etat : c’est aux politiques de les séduire et plus l’inverse comme il en était coutume dans les cours des grands rois. Cette destruction des liens hiérarchiques oblige donc inévitablement les candidats au poste de chef de l’Etat à travestir la fonction que suppose ce statut pour l’assimiler à celle d’un citoyen moyen. La côte de popularité d’Obama n’est pas anodine. Les Français souhaitent à présent un certain calquage du prétendant à l’Elysée sur les pas de danse du chef d’Etat américain.

Il en résulte ainsi que le Président n’est plus au dessus des partis, mais presque en dessous des citoyens (pris dans leur majorité).

Or le Président jouait un rôle fondateur dans l’intérêt de la Constitution de 1958, conféré par les pouvoirs forts des Articles 5 (le garant de la Constitution), 11 (la compétence référendaire), 15 (le chef des armées) ou 16 (les pleins pouvoirs). Dans cette mesure, il convient dès lors de remettre en cause la légitimité de cette Constitution au regard de cet abaissement symptomatique bien que logique de la fonction et de la représentation présidentielle.

F.D