Les résultats du 1er tour de l’élection présidentielle 2017 ont surpris en ne surprenant pas : là où l’on semble s’être acclimatés aux décomptes des voix venant prendre le contre-pied des enquêtes d’opinion, ceux-ci ont respecté scrupuleusement les prévisions des sondages des derniers jours précédant le scrutin : le dernier sondage de l’IFOP est ainsi méticuleusement proche de la réalité.
Nous avons donc assisté à une réhabilitation de l’outil sondagier par la fiabilité de leurs dernières prévisions par rapport aux résultats finaux.
Sur le plan psychosociologique, nous pourrions analyser en quoi la propagation perpétuelle des sondages dans l’espace médiatique contribue à un effet incitatif qui perturbe le choix des électeurs.
En effet, les sondages sont présentés comme des données scientifiques illustrant une photographie de la cartographie politique du pays à un instant T précédant un vote. Le mécanisme de répétition des résultats des sondages provoque un cadrage cognitif qui affaibli l’esprit critique des récepteurs.
La répétition permet comme le soulignait le philosophe Olivier Reboul de « faire sens ». Il s’agit d’un mécanisme qui suscite par essence la certitude, l’évidence. Ainsi, pour une large partie des récepteurs, les sondages sont considérés comme fiable, d’autant plus que leur succession permet d’évaluer des tendances à la hausse ou à la baisse, dans une arithmétique qui présuppose une justification scientifique. Mais très peu de personnes sont vraiment au fait du processus arithmétique qui corrobore la fiabilité (relative) des enquêtes d’opinion.
Cette technique qu’est la répétition porte un nom, une expression qui fête cette année son centenaire : le « bourrage de crâne ». S’il s’agissait en 1917 d’une technique de propagande volontairement instituée pour conditionner l’esprit du peuple, en 2017 il pourrait plutôt s’agir de ce que le professeur Philippe Breton qualifie de « manipulation cognitive » mécanique (sans pour autant que cela soit nécessairement volontaire). Pour ce dernier, « le cadre manipulateur consiste à utiliser des éléments connus et acceptés par l’interlocuteur et à les réordonner d’une façon telle qu’il ne peut guère s’opposer à leur acceptation ».
En établissant un classement des candidats, les électeurs intègrent ce classement comme acté, ce qui polarise une élection de façon totalement différente de ce qu’elle serait sans ce classement.
Le législateur a donné une légitimité politique voire constitutionnelle aux instituts de sondage du fait du passage d’ « égalité » à « équité » de temps de parole, ce qui permet aux médias d’interpréter cette équité en fonction des sondages, et donc de donner beaucoup plus échos à des candidats qu’eux-mêmes définissent comme « grands » ou « sérieux ».
Sur les candidats sérieux, certains sont considérés comme plus « dangereux » ou à l’ « néfaste » que d’autres par les électeurs, ce qui contribue à fabriquer le « vote utile » : voter pour un des favoris contre un autre malgré des affinités idéologiques parfois moins évidentes qu’avec d’autres candidats.
Dès lors, on comprend comment de simples estimations répétées par l’ensemble des médias dominants ont des effets d’agitateurs d’opinion. Ce cadrage contraignant stimule –s’il n’oriente pas– le vote.
En effet, l’exemple de ce « vote utile » est la position adoptée par une très grande partie de l’électorat contre le vote de conviction, qui est l’essence même de la démocratie dans ce qu’elle a de plus pur. Il s’agit donc là d’un mimétisme qui contribue à une dérive de l’idéal démocratique.
Prenons pour justification le résultat du 1er tour des élections présidentielles, en nous intéressant aux votes des candidats Mélenchon et Hamon.
Plus de 19% pour l’un, moins de 7% pour l’autre.
Que nous disaient les instituts de sondage à deux mois de l’élection ? Hamon était estimé à 17% d’intentions de vote, contre 11% pour Mélenchon.
Les deux hommes ont fait des campagnes différentes, dont la dynamique de l’engouement populaire a été progressivement ascendante pour le candidat de la France Insoumise et descendante pour le représentant du parti au pouvoir, dynamiques amplifiées par les sondages.
Ce constat est une constante dans toute élection, surtout les plus récentes. Prenons pour exemple la primaire de la droite et du centre : François Fillon, estimé à 10% d’intentions de vote, a bénéficié d’un engouement populaire dont la dynamique a été décuplée par l’annonce des derniers sondages précédent un 1er tour promis depuis plusieurs mois à M. Juppé et M. Sarkozy. Résultat : une écrasante victoire de M. Fillon à près de 40%.
En somme, les instituts de sondage sélectionnent en amont les candidats présidentiables au gré de leurs enquêtes. Dès lors, il convient de savoir si l’efficacité réelle de notre système de suffrage universel est directe, comme le souhaitait les Français à travers le référendum de 1962, ou si cette efficacité n’est pas sous influence. Aussi, dans la mesure où l’on peut considérer l’expression de la souveraineté populaire polarisée par les sondeurs, nous pouvons nous inquiéter d’une dérive de l’esprit de l’Article 3 de la Constitution de 1958, qui prévoyait notamment que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ».
F.D