Comprendre la rumeur pour mieux la gérer – le cas Macron

Que nous apprend Edgar Morin dans La rumeur d’Orléans ? Une rumeur est par définition incontrôlable et incontrôlée à partir du moment où elle est lancée, et il est quasiment impossible de l’arrêter ce malgré tout démenti. Cependant des stratégies peuvent la discréditer mieux que d’autres. Aussi, la (ou les) personnes ou organisation(s) visée(s) par la rumeur fait(font) face à un choix cornélien concernant la rumeur : l’occulter, qui la délégitime partiellement et limite la portée de la rumeur au réseau dans laquelle elle vit, ou en parler, qui permet de donner sa version des faits et prouver qu’il ne s’agit pas là d’un tabou. La décision finale dépendra très souvent de la persistance de la rumeur autant que du degré de sa véracité.

Avant d’évoquer la rumeur concernant Emmanuel Macron, rappelons que selon Robert H. Knapp il s’agit d’« une déclaration destinée à être crue, se rapportant à l’actualité et répandue sans vérification officielle ». La rumeur sur la relation intime présumée entre Emmanuel Macron et Mathieu Gallet se veut persistante depuis plusieurs mois. Plus une rumeur permet de réaliser des liens entre elle et des faits, même sans rapport direct, plus le processus rumoral sera prospère. Ainsi la rumeur de cette liaison trouve son socle sur le caractère similaire du profil des deux hommes, le milieu dans lequel ils évoluent : Mathieu Gallet est le directeur de Radio France. Participe à cette rumeur la différence d’âge entre Emmanuel Macron et sa compagne qui a 24 ans de plus que lui, ce qui est suspect dans un univers machiste.

On estime qu’un tiers des rumeurs sont fondées. Leur déplacement est réticulaire. La source est souvent « un ami d’un ami … » (dépeint dans la web sémantique par l’abréviation FOAF, Friend Of A Friend). L’individu garde deux niveaux de séparation entre lui et les faits. Il s’agit là d’un procédé inconscient, d’une rhétorique qui permet à la fois de créer une dramaturgie, de se dédouaner mais aussi de valoriser l’émetteur tout en empêchant une vérification aisée par une confrontation à la source. D’après la théorie de la dissonance cognitive du psychosociologue Léon Festinger, il est quasiment impossible de changer sa façon de penser malgré le fait que la réalité contredise ces pensées. Il s’agit d’un phénomène psychologique qui fait qu’on a tendance à réinventer la réalité pour corriger cette dissonance cognitive. Ainsi, ses caractères officieux, intraçable, potentiellement viral et tenace sont les aspects les plus problématiques et difficiles à contrer de la rumeur.

Les rumeurs ont plus ou moins de chance de survivre et de s’exporter en fonction de l’environnement dans lequel elles prospèrent. Plus elles ont des aspects confidentiels et à portée intime, plus elles auront de chance d’être diffusées car elles valorisent le diffuseur. De même, la rumeur doit être facilement compréhensible, sans ambiguïté. La rumeur Macron/Gallet confirme toutes ces perspectives.

Un autre élément qui facilite la crédibilité d’une rumeur est l’effet de rétrospection : un effet qui consiste à confirmer des bribes d’éléments qui participent à l’élaboration d’une simple supposition : il s’agit des fameux : « je le savais ! », « j’en étais sûr ! ». Ici plusieurs éléments ont pu participer à cette supposition, et notamment l’écart d’âge inhabituel dans le couple. D’autre part, un autre critère amplificateur est à signifier dans l’analyse cette rumeur : son irréfutabilité. Toute rumeur affirmant que quelque chose n’existe pas ou n’est pas démontrable est par nature peu vérifiable. La rumeur ne doit pas être réfutable par un test empirique. Dans le cas d’Emmanuel Macron, il n’est pas possible d’assurer que l’ancien collaborateur de François Hollande n’ait jamais eu de rapports homosexuels.

Enfin, et d’après la géolocalisation des recherches sur le moteur de recherche Google, on s’aperçoit que la rumeur a essentiellement prospéré en région parisienne. On assiste là à une consanguinité de l’information, à une redondance de voisinage : en effet l’information circule peu. On peut expliquer ce fait par le réseau de propagation, qui se veut proche, donc fermé, ce qui rend encore plus ardu le dilemme de la réponse à apporter pour contrer la rumeur, entre silence et déclaration. Couramment, il est conseillé aux individus ou responsables d’une organisation de ne surtout pas évoquer ce qui apparaît comme une simple rumeur (accusation sans preuve) pour ne pas lui donner de crédit. Nier est souvent perçu comme une confirmation. Alors qu’en anglais « denial » signifie à la fois « démenti » et « déni », en latin ces deux termes ne forment qu’en seul mot « negacio ». Si démentir est nier, ajoutons que les travaux de Festinger sur la dissonance cognitive nous enseigne qu’il y a une aversion naturelle à sortir de ses préjugés. De plus, conformément aux conclusions de l’apport théorique de Festinger, entrer en conflit avec les croyances est contreproductif. Pour influencer les individus, il semblerait nécessaire d’acquiescer la croyance de l’autre pour entrer dans une phase d’acceptabilité d’un échange.

La rumeur avait pris une trop grande importance dans la campagne de l’ancien pensionnaire de Bercy, qui a donc décidé de prendre les devants. Pour déstabiliser une rumeur, et en particulier une rumeur qui touche une personnalité politique, l’utilisation de l’humour est une option prisée. On peut donc la tourner en dérision, sans forcément nier directement les spéculations et d’entrer en conflit direct avec les croyances.

Nous allons ici déterrer des démentis efficaces d’anciens politiques. Prenons pour premier exemple la rumeur du cancer de Mitterrand et la façon dont elle fut traitée par ce dernier en 1981. Avec une expression faciale qui dépeint de l’assurance et de la légèreté, confirmée par le ton du tout nouveau Président, ce dernier répond « il paraît qu’il y a beaucoup de chefs d’État malades, et j’ai l’impression que beaucoup voudraient me rajouter à la liste. Je reconnais qu’il m’arrive d’éternuer, et que l’autre jour, après avoir fait des gestes inconsidérés [dus] à des occupations (…) à caractère sportif, je me suis tordu une vertèbre. Au delà, je ferai connaître mon état de santé par un bulletin officiel tous les six mois ».

Ici, François Mitterrand use des artifices de l’humour combiné à une promesse d’expertise régulière qui permettent de montrer un caractère serein face à ces spéculations. Une stratégie temporairement efficace de la part d’un homme qui se savait alors déjà atteint d’un cancer de la prostate qui lui sera fatal peu après la fin de son deuxième mandat. De même, de fortes rumeurs voulaient qu’en 1958 Charles De Gaulle eût souhaité restaurer un pouvoir autoritaire en France. Les spéculateurs faisaient référence au système politique idéal pour le pays décrit par Charles De Gaulle dans ses Mémoires de guerre et à certains articles de la nouvelle Constitution laissant présager un pouvoir présidentiel fort. Ce à quoi le Général répondra avec de grands gestes et un ton autant outré « croyez-vous vraiment qu’à 67 ans je commence une carrière de dictateur ? ».

L’humour peut être une arme puissante permettant d’enrayer une rumeur. L’actuel favori à l’Elysée l’a bien compris, c’est pourquoi il évoque de lui-même la rumeur en y ajoutant des éléments d’actualité politique qui concernent ses principaux opposants pour aussi les railler. « Celles et ceux qui voudraient faire courir l’idée que je suis duplice, que j’ai des vies cachées ou autre chose, d’abord, c’est désagréable pour Brigitte, mais je vous rassure, comme elle partage tout de ma vie du soir au matin, elle se demande simplement comment physiquement je pourrais. Heureusement, je ne l’ai pas rémunérée pour cela… Elle pourra apporter un témoignage du fait que je ne peux pas me dédoubler. Pour mettre les pieds dans le plat, si dans les dîners en ville, si dans les boucles de mails, on vous dit que j’ai une double vie avec Mathieu Gallet ou qui que ce soit d’autre, c’est mon hologramme qui soudain m’a échappé mais ça ne peut pas être moi ! ».

Dans sa stratégie de désamorçage, le danger est de donner du poids à la rumeur et de l’étendre à l’ensemble de l’électorat. Afin de limiter ce risque, il était nécessaire de gommer tout caractère officiel, d’éviter d’en faire un sujet de campagne. Le candidat d’En Marche choisit un rassemblement banal de ses sympathisants à Bobino, non médiatisé, pour déployer cette stratégie. Le timing est idéal dans la mesure où tous les médias étaient alors concentrés sur Fillon qui sature l’actualité. Aussi, Emmanuel Macron se veut efficace. Pour se faire, il manie habilement l’humour, la référence à des concurrents et le refus du tabou, en évitant le piège d’un message classique qui consiste à nier les faits. Son but était d’en faire un non-sujet restreint au mieux possible dans le même cadre de propagation de la rumeur : le microcosme parisien. Le message est parfaitement construit : la sexualité est évoquée dans son ensemble et non l’homosexualité, des liens sont faits avec l’actualité politique dans un effet humoristique, il évoque « les dîners en ville » ce qui contingente la rumeur en un ragot urbain, enfin sa compagne est utilisée en gage, alors qu’il évoque ses propres limites ce qui évite toute confusion avec un quelconque machisme.

Afin de mesurer les résultats de cette stratégie, nous avons réalisé une veille numérique sur les effets postérieurs à cette annonce. Il en est ressorti d’une part que les recherches Google sur l’homosexualité présumée d’Emmanuel Macron ont connu un net recul cinq jours après la sortie du candidat d’En Marche !, d’autre part que les termes employés par les relativement rares médias qui ont évoqué cette sortie restent dans la sémantique du ragot : on obtient une large majorité de « supposée », « prétendue », « rumeurs » et « ironise ». Enfin, l’autre élément à noter est que deux semaines après ce démenti, la recherche Google « Macron Gallet » avait disparu des suggestions automatiques de recherche alors qu’elle occupait la première place pendant plusieurs semaines avant ce démenti. L’opération semble réussie donc pour le candidat.

F.D et D.H